« L’Eau de l’Ambition », fiction historique [mini-nouvelle]

la reine Catherine de Médicis dans une nouvelle uchronique gratuiteVoici « L’Eau de l’Ambition », fiction de 1560 mots prenant place au XVIe siècle et que j’ai écrite pour le jeu du Détrôné.

Le sujet de cet atelier d’écriture était : « L’Histoire et les petits arrangements des historiens pour l’enjoliver. Relatez les vrais faits d’un événement historique, sans langue de bois, et rétablissez la Vérité. » Et voilà les contraintes : « le fait relaté doit concerner une figure féminine de notre histoire et le texte doit être raconté à la première personne. »

Pour ceux qui auraient déjà lu mon nouvelle « Un Fils Inattendu », vous aurez compris que nous venons de franchir la frontière de l’uchronie.


 

L’EAU DE L’AMBITION

— Qu’on me porte de l’eau ! manda François III de Bretagne d’une voix forte.
Je l’observais depuis la travée, à l’ombre des arcades de pierre bordant le terrain du jeu de paume. Nimbé par les rayons du soleil estival, le jeune prince était essoufflé par l’effort. Son corps resplendissait de vigueur et sa figure présentait des traits délicats. Quel gâchis…

Cela faisait une heure que je m’efforçais de deviser innocemment avec les autres dames de la cour. Je me sentais crispée, et cela se voyait. Madame de Tournon m’avait déjà demandé plusieurs fois si la chaleur m’incommodait et proposé de me retirer dans les appartements gracieusement mis à la disposition de mon époux.

Mais que Diable ! Toujours les mêmes sujets futiles : séductions et manigances de bas étage, en s’extasiant de temps à autre devant la féroce partie que François de Bretagne disputait avec son ami piémontais, le Comte Sebastiano de Montecuculli. Ce dernier s’empressait déjà à sortir de la zone de jeu pour satisfaire les besoins de notre futur suzerain.

fiction historique, nature morte de Jean-Baptiste Siméon ChardinJe me tournai vers la table dont je ne m’étais guère éloignée depuis qu’une servante y avait posé une corbeille de prunes, un cruchon d’eau et deux verres remplis à l’intention des joueurs. M’emparant de celui de gauche avant que le Comte n’arrivât à ma hauteur, je m’éloignai d’une démarche légère. Ma dame de compagnie me jeta un regard lourd d’interrogations auquel je répondis d’un froncement de sourcils – diantre, ce n’était pas le moment ! –, mais le nobliau prêta à peine attention à moi et rapporta le second verre au dauphin du royaume de France.

Je fis demi-tour et reposai avec discrétion l’objet dérobé à sa place d’origine, puis rejoignis mes compagnes, en ignorant délibérément ma servante. Aucune d’elles n’avait remarqué mon petit manège et je me fondis facilement dans la conversation. Sur le terrain, François III prit l’eau que lui tendait son adversaire et la but avec délectation.

— Merci, mon bon ami, l’entendis-je dire.

— Avec plaisir, Monseigneur.

Le Comte vint reposer le verre sur la table et y trouva celui que j’avais temporairement subtilisé. Perplexe, il haussa les sourcils, se désaltéra à son tour, puis retourna sur le tripot pour reprendre la partie. Mais à peine eut-il projeté l’éteuf par-dessus le filet que François de Bretagne tomba à genoux, laissant la balle rebondir hors du terrain. Les deux mains sur le ventre, il se recroquevilla sur lui-même. Dieu avait déjà décidé de l’issue de son combat contre la ciguë. J’eus un pincement au cœur en voyant la douleur déformer ses traits si beaux… et mon cœur s’emballa dans ma poitrine sous le regard de ma dame de compagnie, où se mêlaient en parts égales stupéfaction et accusation.

Plusieurs cris retentirent. Des courtisans se précipitèrent vers le jeune homme, le Comte de Montecuculli en premier. C’était le moment de m’éclipser dans les jardins du château de Tournon avant que l’on ne s’avisât que j’avais rôdé tout l’après-midi autour des verres. Vérifiant que personne ne me suivait, je descendis une volée de marches et m’engageai dans une allée bordée d’une haie de buis, en direction de mes appartements. Madame de Tournon avait raison : quelle chaleur !

Mon plan avait fonctionné à merveille. D’ici quelques heures, François III serait mort et tout le monde soupçonnerait un empoisonnement à cause des vomissements provoqués par la ciguë. On considérerait le Comte comme le parfait coupable, en raison de sa connaissance de la médecine et des plantes, ainsi que de sa nature italienne et de sa proximité avec Charles Quint, rival de François Ier. Empoisonner l’héritier de la couronne conduirait sans nul doute possible le pauvre homme à l’écartèlement, après avoir été mis à la question. Deux victimes malheureuses de plus sur ma route… Il fallait parfois marcher sur les autres pour se hisser sur l’échelle du pouvoir.

— Dame Catherine, attendez !

Qui m’appelait ? Avec inquiétude, je me retournai pour découvrir ma dame de compagnie qui avait pris la liberté de me suivre. Le Diable qu’elle eût repéré mon manège autour des verres ! Je l’avais toujours crue attachée à ma personne, mais c’était dans des moments comme celui-ci que l’on jugeait de la valeur d’une relation. Arrivée à ma hauteur, haletante, elle me dit avec une expression horrifiée peinte sur sa face :

— Pourquoi ?

— De quoi parlez-vous donc, ma chère Marie ?

— Pourquoi… empoisonner Monseigneur François ?

Ainsi donc, ma dame de compagnie avait compris. Elle risquait de me mettre dans une situation embarrassante. Si sa droiture l’emportait sur sa loyauté, c’était moi qui serait soumise à la question. Et je ne pouvais laisser faire cela.

— Allons, comment vous dire… La vie est une guerre de pouvoir sans merci.

— Mais si Monseigneur François monte sur le trône, tout le monde bénéficiera de ses faveurs et de ses largesses…

Certes, mais je n’en aurais pas autant profité qu’en étant moi-même la dispensatrice de ces faveurs.

— Monseigneur François est un homme bon, répéta-t-elle à présent au bord des larmes. Tout le monde en profiterait, en premier lieu Monsieur de Montecuculli, ils sont amis !

Allons, que disait ma dame de compagnie ? Issue de modeste condition, elle ne saisissait pas toujours les enjeux sous-jacents des manigances à la cour. Mais là, c’était presque trop beau… Croyait-elle le comte responsable ?

— Las, je n’ai pas pu empêcher cela, risquai-je.

— Je le sais, ma Dame. Je vous ai vue inspecter les verres. C’est tout à votre honneur d’avoir tenté de subtiliser celui qui contenait le poison. Mais comment saviez-vous ?

Dieu garde cette enfant innocente ! Désormais, l’important était de ne point me trahir.

— Ayant reçu l’intuition de quelque complot, j’ai surveillé ce Monsieur de Montecuculli. Et quand une servante a apporté l’eau, j’ai vu le Comte verser quelque chose dans l’un des verres, sans toutefois discerner lequel des deux.

— Quelle tragédie ! Tout ça pour un peu plus de pouvoir… Alors qu’une vie humaine est ce qu’il y a de plus précieux au monde !

— Qu’est donc ce pouvoir le plus précieux qui vous fait parler si fort ? demanda une voix masculine que je reconnus aussitôt.

Je fis volte-face.

— Oh, mon époux !

— Ma chère.

Henri d’Orléans, que je surnommais en moi-même « le simple », contournait un bosquet fleuri avec sa bonhommie coutumière. Pourvu qu’il n’en eût pas trop entendu…

Ma dame de compagnie avait immédiatement baissé la tête et adopté l’attitude de recueillement qui se devait d’être la sienne en présence d’un membre de la famille royale, mais je me plaçai tout de même entre elle et mon mari, de façon à ce qu’elle ne fût pas tentée de lui dire la vérité. Je composai un sourire ingénu à l’adresse de mon époux et repris :

— Vous nous surprenez à deviser sur le pouvoir de l’amour que les parents ont pour leurs enfants. Vous n’ignorez pas, Monseigneur, que je n’ai pas eu la chance de recevoir cela.

Le visage d’Henri le simple se couvrit d’un masque tragique. Parler de ma pauvre enfance le plongeait invariablement dans un état de souffrance sans commune mesure avec le ressenti que j’en gardais. Idéal pour détourner son attention des paroles qu’il avait surprises. Il attrapait déjà mon poignet pour me réconforter d’un baisemain.

— Cependant, poursuivis-je en me dégageant doucement, la confiance que vous témoigne votre père en vous envoyant en campagne m’inspire. J’espère que je saurai moi aussi en faire montre avec la descendance que je ne manquerai pas de vous donner.

Sa figure retrouva un peu de lumière à l’évocation de cette promesse d’avenir heureux, quand des cris s’élevèrent au loin.

— Que se passe-t-il à la paume ?

— Oh, fis-je en feignant un air affligé. Monseigneur votre frère a montré quelques signes de malaise après avoir joué trop longtemps sous le soleil et que Monsieur de Montecuculli lui a donné un verre d’eau fraîche. Je m’en vais de ce pas prier pour sa santé.

L’expression de mon époux se décomposa :

— Grand Dieu, puissent vos prières être entendues !

Catastrophé, il partit en courant, faisant fi de l’étiquette la plus élémentaire. Il me faudrait lui faire comprendre certains principes, la situation l’exigerait bientôt. Quand il fut loin, ma dame de compagnie releva la tête :

— Dame Catherine, puis-je vous demander pourquoi vous ne lui avez pas dit la vérité au sujet de Monsieur de Montecuculli ?

— Apprenez, ma chère Marie, qu’un œil caché en vaut deux. Il y a sans nul doute d’autres intrigants à la cour, et ne pas dévoiler ma perspicacité permettra de ne pas éveiller leur méfiance à l’encontre de ma personne, pour le cas où ils chercheraient à attenter à la vie de mon cher Henri. Comprenez-vous ?

— Oui, ma Dame. En dépit de votre jeunesse, vous êtes bien avisée. Si d’aventure Monseigneur François venait à mourir et si Monseigneur Henri montait sur le trône, cette sagesse vous serait fort utile.

Je souris malgré moi : aujourd’hui, je devenais héritière du trône de France, moi, Catherine de Médicis, l’orpheline italienne offerte à François Ier par mon oncle, le Pape Clément VII, et mariée de force à son fils cadet, ce benêt de la maison Orléans.

Je tenais enfin ma revanche contre tous ces Français qui m’avaient tant méprisée lors de mon arrivée à la cour ! M’appeler « la Fille des Marchands »… J’allais leur montrer qui j’étais et ils se changeraient bientôt en courtisans serviles et affables.

 

FIN


 

J’espère que ce texte vous a plu. Pour info, François III de Bretagne est le fils de François Ier, roi de France (vous savez, celui de 1515 à Marignan !). Les historiens considèrent que sa mort, le 10 août 1536, alors qu’il n’a que 18 ans, serait due à une pleurésie (inflammation respiratoire) contractée dans les geôles insalubres de Charles Quint, roi des Pays-Bas, d’Espagne et du Saint empire germanique et ennemi de François Ier.

Peu avant son décès, François III a réellement eu un malaise après avoir bu le verre d’eau tendu par le comte de Montecuculli, qui a bel et bien été déclaré coupable et exécuté en présence de François Ier qui voulait faire un exemple, après avoir avoué tout ce dont on le soupçonnait… (à mon avis, vues les méthodes de l’époque, je doute qu’il ait eu beaucoup le choix). Certains historiens pensent que c’est lui qui a fait le coup, sur ordre de Charles Quint.

Dans ma fiction, c’est l’ambition et la soif de revanche de Catherine de Médicis, alors âgée de 17 ans, qui est l’instigatrice de cette mort. Elle est véritablement une orpheline que le pape Clément VII, son oncle, donne avec beaucoup d’argent à François Ier (d’où le sobriquet « la fille des marchands »). En effet, le roi veut un appui en Italie pour gagner la guerre et, accessoirement, renflouer les caisses du royaume de France plutôt à sec. En échange, le pape souhaite contrecarrer l’influence de Charles Quint à Rome en développant les relations avec notre pays. « La vie est une guerre de pouvoir sans merci… » 😉

Catherine accède au trône de France avec Henri d’Orléans en 1547, après la mort de François Ier.

8 réflexions au sujet de “« L’Eau de l’Ambition », fiction historique [mini-nouvelle]”

  1. Salut,
    J’ai trouvé ton texte très sympa, j’aime beaucoup les histoires « historiques ». Et puis c’est vrai qu’entre ce que les historiens ont déclaré vrai et la vraie vérité de certains fait, il peut se cacher de nombreuses sombres histoires comme celle que tu nous contes ici qui resteront certainement cachées indéfiniment.

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    • Bonsoir Jean,
      Oui, de larges pans de l’histoire resteront inconnus (et peut-être est-ce mieux ainsi…). Ravi que tu aies trouvé ce texte sympa, j’ai eu plaisir à l’écrire 🙂 J’avais initialement pensé à choisir comme femme célèbre Jeanne d’Arc mais je trouvais que ce personnage avait été déjà tant de fois traité, puis Calimity Jane mais je n’ai pas trouvé d’idée satisfaisante… C’est en fouinant sur Widipedia que j’ai trouvé Catherine de Médicis et l’histoire à laquelle elle était rattachée.
      A bientôt,
      Jérémie

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    • Bonsoir Christophe,
      Content que tu aies eu du plaisir à lire ce petit texte 😉 et merci pour tes encouragements.
      A bientôt,
      Jérémie

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  2. Catherine de Médicis, une grande femme, qui d’ailleurs a mauvaise réputation, peut-être à tort selon « Secrets d’Histoire » animé par Stéphane Bern (TV et magazine).
    Mais dans ton récit, Catherine (l’empoisonneuse si je me souviens de mes réf historiques) a 17 ans et est déjà mariée à Henri d’Orléans ?
    Je m’y perds lol
    Marjorie

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    • Bonsoir Nico,
      Oui, à 17 ans, on peut parfois (privilégié ou non) agir sans mesurer la gravité de ses actes, de façon compulsive. Mais dans ma fiction, j’ai plutôt le sentiment que Catherine agit d’une façon froidement calculée et préparée, et qu’elle est bien consciente de la portée de son geste. C’est tout l’effet du désir de vengeance…
      A bientôt,
      Jérémie

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